dimanche 8 juin 2008

Ma sale rencontre avec la norme, par Thomas Gunzig

Tout s'est passé la même semaine : le mercredi j'allais chez le petit libraire du haut de la rue pour lui acheter un canif qu'il me refusait sous prétexte qu'il fallait l'autorisation des parents (je suis rentré chez moi en pleurs, jetant sur le piano "Isabelle et le souffle du Dragon que je m'étais senti obligé d'acheter) et le vendredi j'avais rendez-vous au centre PMS, quelque part du côté de la rue haute, mais je ne suis pas certain, qui me diagnostiquait : "à problèmes".

Après ça, j'ai passé six ans de ma vie avec des tordus en tous genres, je passais les récrés tout seul sur un banc, à lire des trucs de science fiction, on me traitait de "f-f-f-f- fille" (les bègues étaient nombreux), mes anniversaires ressemblaient à une scène de "Vol au dessus d'un nid de coucou", enfin bref, je me fendais assez peu la poire.

Après ça, mes parents ont divorcé, on m'a mis à Decroly où tous les fils de médecins d'Uccle ou d'architectes d'Ixelles m'ont amèrement fait regretter le psychisme troublé de mes camardes de l'enseignement spécial.

Après ça le divorce de mes parents a assez mal tourné et on ne m'a plus acheté de vêtements pendant sept ans. J'ai changé d'école, je me baladais par tous les temps avec des bottes "Aigle" vertes et un pull à imprimés péruviens.

Avec les filles, ça ne marchait pas trop, elles étaient plutôt branchées Chipie et Chevignon. Si j'avais eu un rôle dans une série américaine, j'aurais été qualifié de "looser".

Après ça j'ai commencé à m'intéresser au cinéma bis, de genre, alternatif, enfin bref d'horreur et pour mes parents, ça a eu l'air de poser un problème et j'ai encore été voir un psy qui me demandait de lui dessiner mes rêves et qui me montrait l'aquarium hors de prix qu'il avait fini par se payer avec les honoraires que les parents de pauvres types comme moi lui versaient jour après jour.

Après ça mon père est allé en taule. Je m'étais dis que ça allait pouvoir faire un bel argument de drague mais on m'a fait comprendre que je ne devais en parler à personne alors j'en ai parlé à personne et les filles sont restées un problème.

Après ça mon père est rentré, tellement pas en forme que je n'osais plus inviter de copains à la maison.

Des années plus tard j'ai publié un premier livre un peu gore et quelqu'un m'a sorti : "l'écriture te fait du bien, ça te permet d'extérioriser les choses".

J'ai eu envie de lui pêter la gueule parce que pour moi l'écriture c'était surtout pour draguer.

Et puis je me suis rendu compte que les filles préféraient les musiciens.

Mais là, il était trop tard.

Thomas Gunzig

Lire "opération hors-normes" par Charlotte Laplace

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