mardi 3 juin 2008

Des livres d'enfants, par Véronique Servais

Plutôt la « marge » que la « marche »

Soit subvertir, déranger, émarger de cette soit disant bonne marche pour tous qui amène au pire, à ce que nous soyons tous conduits en rang et en silence, derrière des barreaux de prison, des grilles de fiches, des codes barres qui collent à la peau jusqu’à gaufrer.

Il y a quelques jours, Arthur, onze ans, vient de terminer la lecture d’un roman, « Le commando des Pièces-à-trou » (1). Ce livre raconte l’histoire, sous l’occupation, d’une bande de gamins dont les jeux ont pris la couleur de la résistance. Et Arthur m’a surprise en me lâchant, sans que je ne m’y attende, ce qu’il a retenu, soit cette réplique d’une fillette, vers la fin de cette guerre et du livre : « J’ai tué la mort. »

Présence de l’irréductible vitalité de ces enfants, Claire, Arthur, qui anime aussi les petits bonshommes rouges de notre affiche pour le meeting du 14 juin prochain. Si vous avez lu « Chagrin d’école » (2), vous retrouverez des petits bonshommes, ceux de Daniel Pennac : « Ma vitalité m’était vitale… Le jeu me sauvait du chagrin qui m’envahissait dès que je retombais dans ma honte solitaire. Mon Dieu, cette solitude du cancre dans la honte de ne jamais faire ce qu’il faut ! Et cette envie de fuir… C’est sans doute à cette envie de fuir que je dois l’étrange écriture qui précéda mon écriture. Au lieu de former des lettres de l’alphabet, je dessinais des petits bonshommes qui s’enfuyaient en marge pour s’y constituer en bande… les lettres se métamorphosaient d’elles-mêmes en ces petits êtres sautillants et joyeux… Aujourd’hui encore j’utilise ces bonshommes dans mes dédicaces… C’est la bande de mon enfance, je lui reste fidèle. »

Comment transformer ce qui fait souffrance en un atout, une richesse ? Prenons Gabriel (3) que Lisa a ramené à la maison. Gabriel est un garçon bizarre qui intègre une nouvelle école d’enseignement pas si ordinaire comme on dit souvent trop vite: Gabriel ne cesse pas de faire le tour de la cour à grands pas, en hochant la tête à chaque enjambée. Assis sur un banc, il se balance comme s’il écoutait de la musique mais il n’a pas d’écouteurs et il se balance plus vite si on s’approche de lui. Il ne quitte pas son anorak en classe, il connaît les tables de multiplications jusqu’à 12, on dirait un ordinateur. Mais pour lui, 5 et 5 font 55 et pas 10. Entre parenthèses, personnellement, je trouve qu’il a aussi raison ! A l’occasion il dit tout haut ce que les autres pensent tout bas, il ne regarde pas les autres, il regarde par la fenêtre, ça lui arrive de sourire dans le vague. Gabriel s’isole des autres, de ce qui fait intrusion pour lui, il n’aime pas changer comme il dit.

C’est grâce à une rencontre, celle avec un professeur de théâtre qui n’oblige pas Gabriel à participer activement à la pièce, que Gabriel va s’ouvrir aux autres. Ce professeur fait place dans sa classe à ce qui est inclassable chez Gabriel. Jusqu’au jour où, par surprise, Gabriel consent à entrer dans le jeu sans rien dire mais en mimant au bon moment le rôle du policier. Un autre jour, il va montrer comment, pour du semblant, on détache la moitié d’un doigt, puis comment on fait des ombres chinoises. Ensuite, il épatera les copains en disant les prénoms à l’envers, ce qui va servir pour un temps de code entre quelques enfants. Gabriel parviendra même à emprunter une voix caverneuse pour jouer son rôle de policier dans la pièce. Tout le monde applaudit mais personne ne sait si Gabriel qui s’est retiré avait été content de lui. Personnellement, je pense qu’il ne faut pas en attendre autant. D’ailleurs, Clara qui se prend trop pour une mamie qui s’occupe d’un bébé, va-t-elle supporter que Gabriel ne fasse pas attention à elle ? Lors de la répétition générale, c’est parce qu’un élève a un trou de mémoire que Gabriel pourra lui souffler la réplique ! Gabriel qui n’est plus isolé mais en retrait est présent ! C’est parce qu’il est fait une place respectueuse à la particularité de Gabriel qu’il s’ouvrira. C’est donc pour moi une leçon, non pas de conduite étriquée à tenir, mais de marge souple à laisser pour donner chance à un élève de se révéler un être humain qui peut alors apprendre. Les étiquettes de conduite ne nous servent à rien, si ce n’est à isoler encore davantage. Place à une marge pour chacun qui permet le lien.

(1) « Le commando des Pièces-à-trou », de Pierre Coran, chez Milan Poche, Histoire.

(2) « Chagrin d’école », de Daniel Pennac, chez Gallimard.

(3) « Gabriel », de Elisabeth Motsch, chez Mouche de l’école des loisirs.

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