Albert Jacquard
Préface du livre du Collectif "Pas de zéro de conduite pour l'enfant de trois ans"
Notre société commet une lourde faute lorsqu'elle se laisse aller aux idées toutes
faites, acceptées comme des évidences et véhiculées sans la moindre remise en
cause.
Le consensus, comme l'on dit aujourd'hui, le plus évident concerne la sécurité.
Les citoyens, si l'on en croit les sondages, ne penseraient qu'à ça. En fait il s'agit
de l'équilibre entre l'excès d'ordre et l'excès de désordre, équilibre constamment
instable et pour lequel il n'y a pas de recette miracle. Actuellement c'est plutôt
l'ordre qui a bonne presse et cette obsession conduit à des initiatives qui peuvent
se révéler terriblement dangereuses.
Tel est le cas du projet de loi sur la prévention de la délinquance qui s'appuie,
notamment, sur un rapport d'expertise de I'INSERM sur le trouble des conduites
chez l'enfant. Celui-ci préconise de détecter le plus tôt possible chez les enfants
leur tendance à entreprendre un parcours qui les mènera à la délinquance. Une
fois cette détection effectuée, les individus à risque (on n'ose pas encore dire les «
coupables ») recevront les traitements médicaux voulus pour leur éviter cette
déviance.
Ceux qui ont lu le célèbre roman d'Aldous Huxley Le meilleur des mondes
comprendront que la fiction de cet auteur risque d'être prochainement dépassée
par la réalité : une société où chacun sera défini, catalogué, mis aux normes. Où
le concept même de personne autonome capable d'exercer sa liberté aura
disparu.
Cette résurgence de vieilles théories déterministes du comportement me rappelle
les querelles du début des années 1980 à propos du problème de l'inné et de
l'acquis, c'est-à-dire, en employant des mots pédants, le problème de la
prédestination de l'aventure de chaque humain. Pour donner un aspect
scientifique à leur théorie, les innéistes exhibaient des statistiques montrant que
la connaissance des caractéristiques d'un enfant de 5 ans permettait de prévoir ce
qu'il serait à 18 ans. Un pédopsychiatre en concluait que les jeunes élèves dont le
Ql était inférieur à 120 ne pourraient pas dépasser le niveau du bac et préconisait
de les orienter vers les filières courtes, ce qui leur éviterait un échec et
désencombrerait les lycées.
Le raisonnement semble rigoureux ; il convainc, et pourtant il est fondé sur une
erreur logique. Elle consiste à croire à la présence d'une causalité là où il y a
seulement une corrélation. Illustrons cela par un exemple.
Posez aux gens que vous rencontrez deux questions un peu indiscrètes : combien
payez-vous de loyer ? Combien de jours avez-vous passés aux sports d'hiver ?
Rassemblez toutes les réponses. Vous constaterez très probablement que les
habitants des beaux quartiers, dont le loyer est élevé, sont restés à la montagne
plus longtemps que ceux des quartiers des banlieues. Les deux variables :
montant du loyer et durée des vacances de neige sont étroitement corrélées. Fautil
en conclure qu'une augmentation des loyers des HLM favoriserait de plus
longues vacances pour leurs locataires ? Évidemment non ; la corrélation ne
signifie pas que l'une des variables est liée à l'autre par un lien causal direct,
simplement qu'elles sont toutes deux les conséquences d'une cause commune, ici
le revenu mensuel.
Revenons à l'expertise de I'WSERM ; elle montre peut-être que les enfants qui
sont, à l'école maternelle, indociles peu contrôlés, agressifs, se retrouvent quinze
années plus tard parmi les délinquants, mais cela ne signifie nullement que la
cause de cette délinquance est à chercher en eux-mêmes, qu'elle est la
conséquence de leur nature, et que des traitements médicaux stimulants ou
régulateurs doivent leur être imposés. Cette correlation peut être le résultat d'une
multitude de causes dont la plupart font partie de leur aventure familiale ou
sociale et n'ont rien à voir avec leur nature.
Mais surtout cette tentative de définition de la personnalité des enfants dès leur
plus jeune âge constitue un véritable enfermement; ils seront définitivement
catalogués, devenus des objets décrits par le premier psy qu'ils auront eu la
malchance de rencontre à l'école maternelle. À la limite on retrouve dans cette
recherche la tentative de voir en chacun des humains le simple aboutissement des
informations qu'il a reçues lors de sa conception. Cette hypothèse du tout
génétique est à l'opposé du regard des généticiens qui sont conscients de la
pauvreté de cette dotation initiale ; elle ne comporte que quelques dizaines de
milliers de gènes alors que la description du système nerveux central nécessite un
nombre d'informations des milliers de fois plus grand. Pour l'essentiel, des
informations qui ont été accumulées tout au long du processus qui s'est déroulé à
partir de la conception et qui ne s'achève qu'avec leur vie.
N'oublions pas qu'un être humain est en perpétuel devenir ; l'enfermer dans une
définition, qu'elle soit formulée à l'école maternelle ou plus tard, c'est trahir sa
liberté de devenir celui qu'il choisit d'être.
Parution chez Erès d'un ouvrage du collectif "Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans"
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