dimanche 8 juin 2008

Le Pharmakon d’Antigone, de Stefan Hertmans

Les ‘agrapta nomina’ ou lois non écrites qu’Antigone dit défendre contre l’univers rationnel du souverain Créon, sont le symbole du souvenir d’une relation aux hommes et à leurs valeurs, qui ne se laissera jamais entièrement saisir dans un code de règles établies. Le Non d’Antigone à un univers qui ne fait qu’adhérer à la version officielle des faits, est un refus de l’homme schématique, de l’homme prévisible, de l’homme défini par les lois de la casuistique, du déterminisme et de la causalité. Antigone s’oppose à un monde qui conçoit l’existence comme une chaîne d’actions et de réactions ; ce qu’elle défend, c’est une société où la place du mot non écrit, le mot de l’intimité et de la nuance, n’est pas refoulé au profit d’un faux universalisme. Si Antigone vivait à notre époque, elle s’opposerait aussi à une société qui adhère à un néo-darwinisme réduisant l’homme à une combinaison de gènes, de réactions chimiques et de schémas psychosomatiques. Parce qu’elle pressent que l’homme ne coïncide pas avec les lois qui le déterminent – que son sentiment de la vie, sa complexité et sa douleur d’exister ne peuvent se réduire à une liste de préceptes et pas davantage à une liste de prescriptions médicales -, elle rend hommage aux apports de l’ontologie. Parce qu’elle sait que ce qui compte vraiment dans l’existence humaine ne peut s’écrire, elle témoigne de la béance qui sans cesse nous sépare de l’existence que nous menons ; elle témoigne d’une conception tragique de l’existence, où le cœur de ce qui nous lie à l’autre et à nous-mêmes échappera à jamais. C’est précisément parce qu’elle comprend cette différence ontologique, parce qu’à l’encontre de l’univers de Créon, elle comprend que les ‘agrapta nomina’ gouvernent la vie réelle des hommes, qu’elle répète son Non jusque dans la mort. Antigone ne croit pas à la catharsis facile et spectaculaire que l’univers rationnel lui fait miroiter comme une monnaie facile pour acheter une Aufhebung hégélienne ; elle ne croit pas qu’un échange sans reste soit possible, elle sait que la mise humaine est insoluble et elle ne tombe pas dans le piège d’une solution monnayable. C’est justement parce qu’elle continue à dire ‘non’ qu’elle assure le maintien du Logos ; son refus de négocier avec le volontarisme qui veut nous faire croire que la dette existentielle peut être monnayée, est un hommage au pouvoir infini de la parole. Son refus est l’affirmation extrême de l’existence en tant que valeur inéchangeable. En cela, Antigone vaut comme une icône ancienne de la psychanalyse, conçue comme un dialogue infini sur la différence ontologique qui imprime sa marque sur les hommes et qui n’offre aucune possibilité de catharsis ou d’échappatoire chimique, médicale ou de quelque ordre de détermination que ce soit.

Elle adhère à la loi non écrite qui dit qu’il y a un impossible à dire et que pour cette raison la répétition est infinie ; elle vénère la loi non écrite qui dit que le ‘non’ à la solution prescrite et à l’échange opportuniste est le devoir de celui qui comprend ce que la vie et le lien impliquent ; elle sait que la solution schématique ne guérit pas les hommes de ce que leur mémoire et leur intuition leur racontent ; bref, elle est le symbole du refus contemporain de troquer l’entretien contre une pilule. Celui qui comprend de façon médicale le Logos de l’analysant envers son analyste, méconnaît la profondeur ontologique de l’échange impossible ; il méconnaît aussi la position ‘impossible’ de l’analyste, qui ne peut s’échanger contre celle d’un guérisseur omniscient. Celui qui réduit le ‘traitement’ de la blessure existentielle à un problème médical, et permet par là que les hommes au pouvoir, tels des Créons contemporains, réduisent l’existence à un échange schématique, celui-là conspire avec un ordre du monde qui refoule toujours davantage la vérité sous les illusions mécanicistes ; il a déjà trahi les lois non écrites qui forment précisément la spécificité humaine de l’homme. S’opposer à la médicalisation officielle de l’entretien le plus essentiel qu’un homme puisse avoir, est pour cette raison un ‘non’ au sens d’Antigone : c’est dire qu’il faut se référer à la douloureuse insolubilité si l’on veut défendre l’enjeu essentiel de l’existence humaine. Le pharmakon représenté par Antigone ne répond pas aux lois allopathiques ; il est inhérent à l’essence de l’existence humaine ; ce pharmakon coïncide avec les lois du Logos qui ne pourra jamais entièrement se dire ; c’est l’antipharmakon par excellence, qui contient le pharmakon indicible.

Stefan Hertmans,

avril 2005

(traduit du néerlandais par Anne Lysy)

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