mardi 3 juin 2008

Le trouble de la conduite, un vrai « faux » diagnostic, par Philippe Bouillot,

Nous apprenons que le Conseil Supérieur de la Santé, « en réaction à des préoccupations actuelles », a initié un groupe de travail sur les troubles de la conduite chez l’enfant et l’adolescent. Sans plus de précision sur ces préoccupations, nous pouvons néanmoins supposer à la lecture de la lettre qui annonce cette étude, que ce ne sont pas les préoccupations actuelles des enfants et des adolescents qui motive au premier chef, la réaction du Conseil.

Nous ne doutons pourtant pas que ce souci à l’égard des préoccupations des jeunes l’anime également, mais nous devons constater que c’en est un autre qui prime, celui de leurs conduites, ce qui est très différent.

Le courrier précise que l’étude ne concerne pas « les pathologies médicales spécifiques qui font l’objet d’un traitement particulier et bien défini tel que par exemple, le trouble du déficit de l’attention/hyperactivité[1] mais bien « l’ensemble des conduites persistantes dans lequel sont bafoués les droits fondamentaux d’autrui ou les normes et règles sociales correspondant à l’âge du sujet »[2].

L’observateur le plus neutre ne manquera pas de s’interroger sur la nature « médicale » d’un tel « diagnostic » qui repousse ses frontières de telle manière que le champ de la médecine en devient illimité.

Quelles sont la pertinence et l’utilité d’un concept aux contours si « trouble » pour fonder une étude qui risque, il y a fort à parier, de déboucher sur les mêmes conclusions que celles menée en France sur base d’hypothèses et de méthodes de travail semblables et qui a suscité récemment une très vive polémique[3] , c'est-à-dire la recommandation du dépistage de la délinquance dès l’age de trois ans.

S’il est bien nécessaire de lancer une concertation sur les réponses à apporter aux formes contemporaines du malaise chez les jeunes, on se demande par contre s’il est bien utile de financer une recherche sur la base de ce soi-disant diagnostic de « Trouble de la conduite » qui confond ce qui est pathologique dans un comportement et ce qui ne l’est pas, tout comme il confond des pathologies n’ayant rien à voir les unes avec les autres, ruinant de ce fait, la mise en place des soins et traitements adaptés.

De plus, en faisant purement et simplement l’amalgame entre des comportements contraires aux normes sociales en vigueur et un diagnostic médical de trouble mental, cette médecine là se compromet dans des confusions de sinistre mémoire.

Parmi les plus adeptes fervents du manuel de psychiatrie standardisé, DSM IV, des voix s’élèvent pour demander le retrait de ce vrai-faux diagnostic. Des psychiatres américains voulant œuvrer à l’amélioration et à la crédibilité de leur projet de psychiatrie scientifique considèrent que la notion de « Trouble de la conduite » est totalement inconsistante conceptuellement, dangereuse sur le plan thérapeutique et inacceptable moralement, qu’elle porte donc atteinte à la médecine et qu’il faut plaider pour la suppression de ce syndrome dans les prochaines éditions du DSM.

Charles Huffine[4], par exemple, est un des animateurs de cette campagne et dans un article paru en 2002[5], il défend vigoureusement cette élimination avec des arguments qui peuvent retenir notre intérêt même si cette critique interne au DSM vise à le consolider, ce qui n’est pas notre perspective.

Cas clinique à l’appui, Charles Huffine, n’y va pas par quatre chemins.

La critique la plus radicale qu’il adresse aux TC est en effet un manque total de consistance qui se démontre tout seul puisque la co-morbidité est maximale. En d’autres termes, les TC étant compatibles avec à peu près toutes les autres pathologies, ils ne discriminent plus rien et les meilleurs résultats de traitements des TC s’observent quand on s’occupe des pathologies associées. Leur définition est tautologique : une personne souffrant de TC présente des troubles de la conduite de différentes sortes. C’est un exemple parfait des impasses auxquelles mènent les choix méthodologiques des concepteurs du DSM. Les diagnostics sont conçus sur une base totalement empirique en faisant l’impasse sur toute hypothèse étiologique dans l’espoir de se libérer des débats théoriques qui « empestaient » la psychiatrie depuis trop longtemps selon les concepteurs du DSM.

Cette critique, réverbérée sur l’ensemble du projet DSM, est évidement particulièrement dévastatrice parce qu’elle vaut pour bien d’autres prétendus diagnostics et en particulier celui de dépression[6].

Cette inconsistance ne fait que surligner ce que la définition de ce pseudo ensemble des TC doit au système des normes ayant cours dans le comportement social et que son usage à des fins de contrôle social est sa finalité même.

Il faut bien voir que ce qui est visé ici par Huffine ce n’est pas l’idée même d’un nécessaire contrôle social, bien sûr, mais le détournement des valeurs scientifiques et médicales.

Le deuxième argument de Huffine, dont nous ne partageons pas les conceptions étiologiques et thérapeutiques, concerne le nihilisme thérapeutique du diagnostic TC et est d’ordre pragmatique. Non seulement, le diagnostic des TC ne se fonde sur aucune hypothèse étiologique (ou sur toutes à la fois) mais il ne débouche sur aucune indication thérapeutique valable sauf celle de s’occuper des troubles associés. Mais en plus, la stigmatisation qu’il entraine et l’inefficacité des indications de traitement ont conduit à considérer que les jeunes diagnostiqués TC sont incurables et donc exclus de toute aide effective ce qui ne fait qu’aggraver la situation. L’échec thérapeutique est à mettre au compte de la très grande hétérogénéité des pathologies à l’œuvre derrière les comportements perturbés et pourrait être évité en mettant en place une intervention personnalisée qui ne tiendrait compte pas uniquement des comportements mais bien des causes singulières de celui-ci.

Enfin, l’amalgame que fonde et permet le diagnostic TC entre les comportements déviants et les troubles mentaux réveillent le spectre d’une psychiatrie soviétique et le rend tout bonnement inacceptable aux yeux de Huffine comme aux nôtres.

La notion de « trouble de la conduite » réunit tous les présupposés et les préjugés qui nous assure un très mauvais départ dans l’abord d’un malaise que de nombreux praticiens de l’écoute accueillent quotidiennement avec d’autres repères et des résultats dont ils témoigneront lors du meeting du 14 juin.

Philippe Bouillot
1er juin 2008



[1] Un observateur bien informé s’étonnera d’une telle assurance à l’égard de la « spécificité » et de la « définition » de ces syndromes.

[2] Le DSM IV définit ainsi le syndrome des troubles de la conduite.

[3] Cfr. La Pétition « Pas de zéro de conduite » qui a rassemblé quelques 200.000 signatures (http://www.pasde0deconduite.ras.eu.org/rubrique.php3?id_rubrique=3)

[4] Pour plus d’informations le concernant : http://www.wpic.pitt.edu/aacp/bio/chuff.html

[6] voir à ce propos la préface de R.L. Spitzer, maître d’œuvre du DSM III, qui prend acte des critiques du même ordre adressé au concept de « Dépression » par A. Horvitz et J. Wakefield dans leur ouvrage : « The loss of sadness », Oxford, University Press, 2007.

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