mercredi 3 septembre 2008

Compte rendu du meeting du 14 juin

MEETING NATIONAL

« TOUCHE PAS À MA CONDUITE,

ÉCOUTE D’ABORD CE QU’ELLE TAIT »

Compte rendu par Lieve Billiet

Préoccupations

Le 14 juin dernier s’est tenu à Bruxelles, au Palais des Beaux Arts, un meeting national. Celui-ci fut le point d’orgue provisoire d’une campagne, lancée quelques semaines auparavant, à l’initiative de l’Association de la Cause freudienne-Belgique et du Kring voor Psychoanalyse van de New Lacanian School, réunis dans la plate-forme forumpsy.be. Cette campagne trouvait elle-même sa justification dans les préoccupations suscitées par une recherche en cours sur ‘Les troubles des conduites chez les enfants et les jeunes’, recherche initiée par le Conseil Supérieur de la Santé. [1] Compte tenu des recommandations auxquelles pareilles recherches initiées dans les pays voisins ont abouti, l’initiative du Conseil Supérieur de la Santé n’a pas manqué de nous alerter. C’est pourquoi les initiateurs ont jugé le moment venu pour passer à l’action. L’enjeu de l’action : mettre en question la notion ‘trouble des conduites’, dévoiler la conception de l’homme et l’esprit du temps que cette notion présuppose, sensibiliser et mobiliser l’opinion éclairée. Les moyens d’action : un site bilingue avec pétition et blog (www.forumpsy.be) et un meeting national le 14 juin 2008.

Très vite il apparut que les initiateurs n’étaient pas seuls avec leur préoccupation. Le texte d’appel fut signé par une septantaine d’institutions et d’instances et par plus de 2000 personnes. Sur le blog apparurent des contributions d’universitaires et de praticiens, de scientifiques, d’artistes et de journalistes, de psychologues, juristes et pédagogues. En quelques semaines un programme bien rempli et équilibré fut mis au point, avec 24 orateurs nationaux et internationaux, ayant un parcours, une formation, un contexte aussi varié que celui des contributeurs du blog et des signataires de la pétition.

Le Palais des Beaux Arts était bien rempli ce 14 juin, les 500 places disponibles étaient quasi épuisées. Le meeting s’est déroulé du début à la fin en deux langues, avec traduction simultanée, en respectant l’équilibre entre interventions néerlandophones et francophones, avec deux promoteurs du meeting accueillant les participants au nom des associations initiatrices et explicitant l’enjeu de la journée, ainsi que deux modérateurs qui ont animé cette journée marathon, en s’imposant autant de discipline qu’ils devaient en exiger des intervenants, vu l’horaire très serré. Les modérateurs Alexandre Stevens et Lieven Jonckheere se sont tenus en effet à des commentaires brefs, enchaînant les interventions et pointant à chaque fois la cause en jeu à travers la diversité, cause restant elle bien la même.

Le meeting reçut un écho honorable dans la presse néerlandophone et francophone, avec des billets et interviews dans De Morgen, Le Soir et La libre Belgique, avec des émissions sur Radio Klara (Trio) et Radio 1 (Peeters & Pichal), Q-Music et Radio Nostalgie et enfin un reportage dans le JT de midi de la RTBF.

Une perspective double

Mais quel problème pose cette recherche du Conseil Supérieur de la Santé sur cette notion de ‘trouble des conduites’? Dès son introduction, Dominique Holvoet, Président de l’Association de la Cause freudienne-Belgique donna le ton. Nous ne nions aucunement qu’il y ait des enfants en difficulté, disait-il, nous ne nions pas qu’ils demandent notre attention spéciale. Ce que nous contestons, c’est la profonde simplification d’une problématique complexe dont témoigne la notion de ‘trouble des conduites’. Cette notion réduit le sujet à sa biologie et son comportement, elle réduit la souffrance psychique au trouble, supposé répondre à un traitement standardisé.

Une vignette clinique, présentée par le Président du Kring voor Psychoanalyse van de New Lacanian School, Luc Vander Vennet, indiquait une alternative. Elle témoignait de l’invention particulière d’un jeune en difficulté, invention qui lui avait permis de s’inscrire, à sa façon, dans le lien social. Elle montrait comment le choix de laisser la place au sujet et d’abandonner toute tentative de maîtrise et d’adaptation forcée avait rendu cette invention possible.

Les deux interventions introductrices indiquaient donc d’emblée deux perspectives : la critique de la simplification, propre à la notion ‘trouble des conduites’ et la recherche d’alternatives opérationnelles. Les deux perspectives furent déployées de diverses façons. La critique de la simplification s’est concrétisée à travers la critique de toute une gamme de formatages que le suffixe de ‘isations’ indique bien. Neurobiologisation et médicalisation (Fouchet, Zenoni, Thill, Messens, Turine), moralisation et criminalisation (Quintens, Laceur, Messens), « scientifisation » et « statistisation » (Vanheule, Desmet), individualisation et libéralisation (Vandenbroeck, Cartuyvels), catégorisation, étiquetage et stigmatisation (Meirieu, Roose). Les alternatives s’appelaient responsabilisation (Meirieu), acceptation (Masschelein), déstigmatisation (Meirieu, Masschelein), refus d’une approche déficitaire de l’enfant (Den Dooven, Platel, Gunzig, Meirieu). Elles prenaient la forme concrète de la réinsertion dans le lien social et de la restitution d’une place pour le sujet en détresse (de Smet), de la restitution de la relation et du travail des ‘récits’ (Dewaele, Willaert), de la restitution de l’imagination (Willaert), de l’invention particulière ou TCC (non pas à lire là comme Trouble Cognitivo-Comportemental mais comme Trouvaille Clinique sur la Cause) (Oosterlinck, Pernot), de l’information et l’implication (Wanten), de l’exploitation de l’archive personnel (Bytebier), de la re-subjectivation (Biagi-Chai), …

Entrons maintenant dans le détail.

L’homme machine et la passion positiviste

Fantômes et déchets

La notion de ‘trouble des conduites’ s’appuie sur la méconnaissance du sujet et l’approche de l’homme comme machine. Marc De Kesel argumentait comment, sous l’influence de la science, cette approche est devenue courante à partir du dix-huitième siècle. Il a souligné ensuite comment ce devenir-machine-de-l’homme est allé de pair avec le devenir-fantôme-de-l’esprit. Si l’homme est une machine, il s’agit d’une machine hantée par un fantôme, un fantôme qui ne dirige pas tant mais ‘brouille’ plutôt. Ce ‘poste brouilleur’ fantomatique est inhérent au fonctionnement de la machine. C’est à partir de ce fantôme, de ce point de subversion de la logique naturelle de la machinerie biologique que l’homme vit. L’esprit-devenu-fantôme n’est pas perceptible comme tel, mais se manifeste à travers la conduite ‘troublée’. La conclusion de De Kesel c’est que la tâche éthique des soins en santé mentale n’est pas de conformer la conduite ‘troublée’ à un ordre préétabli. Sa tâche est plutôt de rendre à l’homme sa conduite ‘troublée’, de l’aider à se retrouver dans son ‘trouble des conduites’.

Sous le titre Le crime de la science – crime qui ne se révélait nul autre que celui du refus de la complexité humaine – Dan Kaminski a montré comment la dominance contemporaine de la passion positiviste conduit à la production de déchets. Cette passion positiviste repose sur le refus du réel, de la part non assimilable du sujet qui le détermine pourtant. Ce qui est refusé revient alors, sous forme de déchets, de déchets humains. Ces déchets doivent être gérés. A l’heure actuelle les sciences et les administrations des déchets dominent forcément. Kaminski renvoyait à Zygmunt Bauman, mais rappelait aussi l’énoncé de Baudrillard : « Tout ce qui expurge sa part maudite signe sa propre mort. » A cause de leur impuissance à intégrer leur part maudite, les sciences et les administrations des déchets sont condamnées à s’autodétruire. La part maudite n’est nulle autre que l’être humain lui-même, dont la condition est langagière.

La meilleure façon de nier cette part maudite, humaine, est de comparer l’homme à un ordinateur, en réduisant tout ce qui est d’ordre psychique à quelque chose de calculable, de quantifiable. Selon Kaminski, cette approche concrétise le mal sous les trois formes distinguées par Badiou. Le modèle de l’ordinateur est un simulacre pour autant qu’il fait passer un savoir pour une certitude absolue et non pour une construction autour d’une question sans réponse. Maintenir ce simulacre comporte une trahison, pour autant qu’elle constitue un recul devant l’inconnaissable de notre être, de notre rapport au réel. La dominance de cette perspective n’est rien moins qu’un désastre, pour autant qu’elle identifie une vérité à un pouvoir absolu qui vaudrait pour tout le monde. Le succès des sciences de la gestion des déchets humains n’est que la conséquence de leur soumission parfaite aux exigences techniques du gouvernement des hommes et non de leur suprématie.

DSM & ICD

La notion de ‘trouble des conduites’ crée un reste. Qu’elle s’appelle fantôme ou déchet, elle renvoie à l’essence de l’humain. Dès lors, nier ce reste ne pourrait être innocent. Cette critique externe – critique à partir du reste qu’elle crée, à partir de ce qui choît dehors - de la notion de ‘trouble des conduites’ est complétée par une critique interne, une critique de la notion telle qu’elle est définie dans le DSM (Manuel Diagnostique et Statistique des troubles mentaux, dirigé par l’Association Américaine de Psychiatrie). Stijn Vanheule relevait à quel point la validité externe de la notion boite : les critères sont vagues et peu raisonnés. Ce qui n’est pas sans poser des difficultés diagnostiques, comme le révélait la recherche dans laquelle une vignette fictive était soumise à 1334 psychiatres, psychologues et assistants sociaux. Bien que la vignette fût établie à partir du diagnostic de ‘trouble des conduites’, elle ne reçut pas moins de 29 diagnostics-DSM différents !

Philippe Fouchet ne s’est pas limité au DSM, il s’est penché aussi sur le CIM (Classification Internationale des Maladies et des problèmes de santé connexes, proposée par l’OMS) pour arriver à des critiques analogues. Il a démontré l’inconsistance clinique de la catégorie. Cette inconsistance se révèle non seulement par l’examen des critères qui sont très hétérogènes et vagues – chaque fois à nouveau il est question de souvent’ – et renvoient systématiquement au contexte social, mais aussi par l’examen des données statistiques. On découvre là que la prévalence est très différente, qu’il y a souvent des co-morbidités, y compris des co-morbidités dites ‘non-psychiatriques’. Tout cela soulève bien sûr la question de savoir si le ‘trouble des conduites’ est bien une catégorie isolée et autonome. Fouchet soulignait qu’une catégorisation à la DSM amène à des pratiques biologisantes, normatives et statisticiennes. Chacune de ces critiques fut reprise par d’autres orateurs.

Biologisation & médicalisation

Pseudoscience & novlangue

Le DSM se veut a-théorique et objectif. Le diagnostic serait purement descriptif. Pourtant, la description des catégories diagnostiques implique une segmentation du champ clinique et un découpage de l’expérience, opérations qui sont loin d’être neutres et sans conséquence. Alfredo Zenoni a montré comment ce découpage constitue en fait le premier pas d’un processus de biologisation et de médicalisation. Le champ clinique est segmenté en catégories de troubles, chacune identifiée à l’aide de signes qui les différencient en même temps d’autres troubles, comme c’est le cas en médecine. Cette opération suggère une parenté entre disciplines et une scientificité. En réalité il s’agit de pseudo-scientificité, de scientisme (Vanheule). La réduction d’un trouble à une liste de critères la coupe radicalement de tout ce que le sujet aurait à en dire.

L’allure scientifique des catégories est ensuite consolidée par l’usage d’un code chiffré ou d’un acronyme. A part le trouble des conduites (TC), code 312.8, nous connaissons le trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (TDAH), code 314 et le trouble oppositionnel avec provocation (TOP), code 313.81. Ainsi la description est promue au niveau de diagnostic médical. Elle sera complétée par des chiffres de prévalence et par la suggestion d’une étiologie neurobiologique. Toujours suivant la même logique on passe à l’identification des risques et à la prévention, mise en place dès l’âge le plus précoce. Zenoni argumentait que le refus d’une telle biologisation et pseudo-scientifisation des difficultés chez les enfants et les adolescents, commence par le refus de la novlangue scientiste. Par une opération de promotion de cette sémantique nouvelle on essaie d’obtenir des budgets de recherches, ayant comme but final d’en augmenter la consistance.

Liée à la question de la médicalisation, la prescription des médicaments fut évoquée. Zenoni accentuait qu’il ne s’agit pas de refuser forcément l’usage des médicaments, il s’agit de contrer la suggestion qu’ils opèrent sur la cause. Vanheule avait déjà évoqué les liens entre la commission qui fixe les catégories-DSM et l’industrie pharmaceutique. Francis Turine parlait de la risperdalisation et la rilatinisation des problèmes des enfants. Le Dr Emmanuel Thill concrétisait le problème en mentionnant le fait ahurissant que chaque classe compte un enfant qui prend de la rilatine, fait qui témoigne sans doute moins d’une augmentation de l’hyperactivité que de l’hyperactivité diagnostique des médecins.

Normativation & criminalisation

Le DSM est un catalogue diagnostique segmentant le champ clinique et définissant des catégories différentielles à l’aide de listes de critères. Il témoigne par là d’une médicalisation généralisée. Mais plus spécifiquement, la catégorie ‘trouble des conduites’ témoigne encore de bien d’autres choses. Défini comme « un ensemble de conduites répétitives et persistantes, dans lequel sont bafoués les droits fondamentaux d’autrui ou les normes et règles sociales correspondant à l’âge du sujet », qu’il s’agit de « conduites agressives où des personnes ou des animaux sont blessés ou menacés dans leur intégrité physique », de « conduites où des biens matériels sont endommagées ou détruits, sans agression physique », de « fraudes ou de vols », ou enfin de « violations graves de règles établies », il se révèle que la définition ne peut pas se passer de la référence à la scène sociale, plus spécifiquement aux normes sociales. Bien que pensé biologiquement dans son étiologie, le ‘trouble des conduites’ est défini en termes de déviation d’une norme sociale. Cette référence à la norme transforme un problème de santé mentale en problème policier, concluait Eric Messens. La catégorie ‘trouble des conduites’ comporte en fait un jugement moral, une condamnation, une criminalisation, soulignait Isabelle Quintens. C’est tout le cynisme de l’acronyme MOF (acronyme de als Misdaad Omschreven Feit – Fait Décrit comme Crime – signifiant en néerlandais boche), qui révèle la vérité d’une société qui insulte ses jeunes, ajoutait encore Nathalie Laceur. C’est tout ce qui caractérise le climat actuel où le sentiment d’insécurité est à l’avant-plan. Il y a là suggestion d’une continuité entre le trouble des conduites chez le jeune et la personnalité antisociale chez l’adulte, suggestion légitimant des mesures extrêmes.

Fétichisme du chiffre : mesures et statistiques

L’esprit du temps est à la biologisation, à la criminalisation, mais aussi au chiffrage. L’époque est au tout quantifiable. Ce qui ne se laisse pas chiffrer, ne compte pas. Pourtant, il n’est pas du tout évident de mesurer les processus psychiques, même s’ils sont traduits en termes de ‘comportements observables’. Mattias Desmet a démontré qu’en ce domaine l’erreur de mesure est à ce point importante, que tout traitement statistique des données devient du coup peu fiable. Vanheule a relevé le problème d’une pratique à la DSM, fondée sur des statistiques. Aucune déduction vers une situation idéographique ne peut être faite à partir des lois nomothétiques, dans les sciences sociales forcément fondées sur des moyennes statistiques[2]. Elles ne permettent pas de dire la moindre chose sur des cas particuliers. Par là, Vanheule soulignait en même temps la valeur limitée des protocoles de traitement dits evidence based, mettant en exergue la standardisation et non la particularité. Vanheule commentait encore le problème de leur validité externe très faible.

Prévention 1 : Cas problématiques, déchets et encore plus de déchets

Individualisation, libéralisation & tabous

La notion de ‘trouble des conduites’ implique une médicalisation, une criminalisation et une mise en statistiques des problèmes de l’enfant et de l’humain. Cela suffirait largement à la contester. Mais il y a bien plus encore. Chaque discours a sa propre logique, chaque idéologie sa propre nécessité interne. Une fois parti, le train des ‘-isations’ poursuit son trajet tout seul. Le résultat de tout cela est un discours sur la prévention. Aussitôt la maladie définie, il ne suffit pas de la guérir ou de la traiter, il s’agit surtout de la prévenir ou au moins de la détecter le plus tôt possible. Une fois le comportement antisocial ontologisé, il ne suffit pas de le punir, il s’agit surtout de le corriger en germe, de l’exterminer avant qu’il ne s’épanouisse. Les statistiques indiqueront les dangers et les risques. Mais le but justifiant les moyens, on oublie vite, trop vite, la différence entre corrélations et liens causals pour tirer des conclusions hâtives, comme nous l’avons vu lors des recherches parallèles dans nos pays voisins. [3]

Loin de se laisser aller à un discours fait de slogans ou de messages angoissants, les orateurs ont présenté des analyses sociologiques, idéologiques et sociales de la notion de prévention parfaitement fondées. A travers une analyse sociologique, Michel Vandenbroeck a montré que la notion de danger et la revendication d’une réponse adaptée n’est pas nouvelle en soi. Ce qui est nouveau, c’est la nature de ce qui est identifié comme risque ou danger. Il y a 150 ans, le risque s’appelait ‘mortalité infantile dans les familles ouvrières’, il y a 50 ans, il s’appelait ‘échec scolaire des enfants d’ouvriers ou allochtones’, aujourd’hui il s’appelle ‘délinquance juvénile’. Il a montré comment la transformation d’un phénomène social en problème social est toujours fonction d’un contexte social et politique bien précis. Ce qui passe pour ‘l’intérêt de l’enfant’ et se justifie par là, est déterminé par un contexte social et économique. Il s’est montré particulièrement soucieux à propos des effets individualisants de la notion de ‘danger’. Car si l’identification du danger est déterminée par un contexte social et économique, ce n’est pas ce contexte qui devient la cible des actions, mais bien l’individu, devenu un ‘cas problématique’.

Yves Cartuyvels s’est arrêté à son tour à l’individualisation du danger que constituerait le comportement déviant, à travers les lectures successives qui en ont été faites au cours des décennies passées. Son analyse des conséquences du glissement politico-idéologique fut passionnante : dans L’Etat-providence sociale, tout comportement déviant constituait un problème social et moral, dans le modèle de société néo-libérale contemporain, le comportement déviant constitue tout d’abord un problème d’ordre économique. Actuellement, l’identification des risques sert un but économique : trier et ordonner les individus en fonction de leur utilité économique. En enchaînant sur Kaminski, nous pouvons dire que le problème de la société néo-libérale est le perfectionnement et l’optimalisation de l’efficacité de la ‘gestion des déchets’. Kaminski a développé comment ce qui est refusé, cette part maudite de l’être humain, son humanité, revient sous forme de déchet, comment l’homme devient déchet. L’obsession avec le danger et les risques caractéristiques de notre société, n’est ainsi que le retour de son refus initial de ce réel, de cette essence humaine. En d’autres mots : la prévention doit nous assurer contre le retour de la vie et de l’humanité.

La société identifie des individus problématiques, la société produit des déchets. Rudi Roose a montré ensuite comment l’idéologie de la prévention, supposée résoudre le problème des déchets, en réalité ne fait que l’accroître pour autant qu’elle produit elle-même des déchets, sous forme de ‘groupes résiduels’. En exigeant une définition univoque des problèmes à prévenir et des réponses à y apporter, la prévention mène à une forte pré-structuration de la réalité. Par là, elle exclut d’emblée tout dialogue possible sur ce qui fait problème, sur la façon de le définir et d’y répondre. Une telle logique coupe toute marge de dialogue et crée des espaces tabous. Par une boutade : « Si on n’arrête pas de dire aux enfants qu’ils ne peuvent pas jouer avec le feu, ils ne viendront plus vous le dire quand la maison a pris feu » on en arrive à dire que les travailleurs dans le champ social ou celui de la santé mentale n’osent plus dire qu’ils n’arrivent pas à résoudre un problème. Il ne leur reste que l’option de renvoyer les jeunes en difficulté vers un service plus spécialisé ou celle de les étiqueter comme ‘difficiles’. Le jeune en difficulté est devenu tout simplement un jeune difficile.

Prévention 2 : Dé-disneyfication & logique de guerre

Il fut un temps où l’enfant était adoré. Freud parlait de Sa Majesté le Bébé. Aujourd’hui l’enfant est destitué, il a perdu son auréole de royauté. Dans un procès de dé-disneyfication, selon le mot de Jonckheere, l’image de l’enfant a été pervertie pour se révéler être un réservoir de germes pervers et criminels.

La modernité a peur de ses enfants, comme le formulait Philippe Meirieu. Elle ne peut plus les voir que comme porteurs des prodromes d’une personnalité anti-sociale (Kaminski), comme insectes, Mosquito’s (Quintens), comme ‘boches’ (MOF-fen ) (Laceur) : ainsi ce qui devait protéger les enfants contre la condamnation est devenu une condamnation en soi.

L’enfant est devenu un ennemi, à qui on déclare la guerre. Il est bombardé d’attaques préemptives, preemptive strikes, terme par lequel David Van Reybrouck dévoilait le visage guerrier de la prévention, avec tout ce que le terme évoque de dommage collatéral. [4] L’enfant est un ennemi qui doit être ramené dans l’ordre à l’aide d’une discipline militaire, comme dans les bootcamps, que Laceur commentait.

La parole aux pédagogues : au-delà de la catégorisation

De nos jours, le climat ambiant est un climat de guerre, marqué par une tolérance zéro vis-à-vis de l’usage des drogues et de la criminalité juvénile (Masschelein). Mais les vrais criminels restent hors d’atteinte : ‘liberté absolue pour les marchands en excitants, répression totale pour les excités’ (Meirieu). C’est sur fond de cette ambiance de guerre et de répression que les pédagogues nous ont présenté une alternative. Sur un ton décidé, refusant tout slogan et soucieux de nuances et de précision, Meirieu indiquait la voie au-delà de la stigmatisation et de l’attribution d’étiquettes où toute répression trouve son point de départ. Il partait de la différence entre nomination et réification. La nomination crée des possibilités, ouvre des portes, la réification les ferme. Nous nommons, nous classifions, nous étiquetons, nous ne pouvons pas ne pas le faire. Toute la question est celle du statut que nous donnons à ces classes, à ces étiquettes. Puis celle de savoir si notre réponse aux problèmes sera une réponse de contention ou d’éducation. Eduquer suppose qu’on soit toujours en mesure de questionner les étiquettes, de laisser subvertir les classes. Rien n’est joué d’avance. Dans les mots de Lévinas : ‘éventualité pure, pure éventualité’. Une éducation digne de ce nom incite à responsabiliser. Prudence, modestie, mais aussi détermination sont de mises.

Jan Masschelein nous rappelait l’attitude de l’éducateur au sens de Deligny. Il s’agit d’une attitude de générosité, d’acceptation, sans condamnation, sans moralisation, sans but thérapeutique, sans calcul. L’objet de la pratique de l’éducateur est non pas l’enfant, mais l’éducateur lui-même. C’est dans la mesure où il s’engage lui-même et uniquement dans cette mesure que des chances peuvent se présenter.

Les artistes au travail : non à une approche déficitaire de l’enfant et de ses problèmes

Les problèmes des enfants ne sont pas seulement complexes, ils ne sont jamais non plus univoques. Meirieu formulait un reproche très précis à l’adresse du test Conners. Ce test, mesurant les troubles de l’attention, compte 49 items, dont aucun n’est formulé positivement. Présentant les difficultés et le statut de l’enfant lui-même beaucoup trop souvent en termes de ‘moins’, de ‘pas encore’, l’adulte méconnaît radicalement les ressources intrinsèques de l’enfant, sa plasticité et créativité, ses propres forces.

Le film d’Alain Platel Danse de tomber et se relever (Dans van vallen en opstaan) faisait voir autre chose. Platel avait observé les comportements et les mouvements de petits enfants dans une crèche et s’était mis au travail avec un danseur. Il n’a pas regardé ‘des enfants qui ne savent pas encore marcher’, mais ’des enfants qui savent bien tomber’.

Gerda Den Dooven – qui était excusée, tout en permettant de diffuser son texte – tenait un plaidoyer vibrant contre toute perspective sur l’enfant comme boîte vide à remplir pour répondre aux attentes des adultes. Les enfants ont tout en eux, disait-elle. Ce qu’il faut leur donner, c’est du temps, de l’espace, de la confiance. Laissez-les explorer leurs limites et chercher leurs points forts ! Et racontez-leur des histoires ! Meirieu l’avait déjà dit : si l’éducateur pense que raconter des histoires constitue une perte de temps, il se trompe. Il laisse un vide que d’autres, aux visées purement commerciales, n’attendront pas de remplir.

Thomas Gunzig est venu témoigner des années qu’il avait passées dans l’enseignement spécial. Son témoignage à lui seul suffisait à mettre en question toute perspective déficitaire. Auteur et prof de littérature, il s’est finalement très bien débrouillé, trop bien depuis lors. Comme le remarquait Stevens, ‘cet intellectuel de l’enseignement spécial’ subvertissait toutes les catégories.

Les praticiens témoignent

Des praticiens ont témoigné de la façon dont ils s’y prennent dans leur pratique. Noëlle de Smet nous a parlé de son travail dans une école à Molenbeek. Nous retenons volontiers son lapsus ‘écolère’ comme alternative au terme reproché de ‘trouble des conduites’, car comme tout lapsus il révèle une vérité, et ouvre la voie vers le sujet. Elle nous a montré comment elle travaille avec ce sujet, sa souffrance et son désir, son histoire et ses récits. Elle a présenté des exemples concrets de projets restituant aux élèves en détresse et aux parents destitués leur place et leur fierté, les réinsérant dans le lien social, transformant l’impasse en force créatrice. Elle nous a parlé du réseau d’écoles et d’institutions, en Belgique, comme à l’étranger, constituant un mouvement contre la standardisation, contre le court-circuit, mouvement qui lui donne inspiration et soutien dans son travail quotidien.

Dominique Willaert nous a présenté son travail chez Victoria Deluxe, où on essaie d’impliquer des groupes et des individus exclus par la société dans des projets de théâtre et dans des documentaires. En créant le temps et l’espace nécessaire, on restaure une place à l’imagination. C’est ce qui crée une issue hors de la captivité en termes diagnostiques. Il a souligné l’importance de s’abstenir de toute interprétation pour qui veut faciliter le déploiement de récits. Il a concrétisé tout cela à l’aide de deux cas cliniques.

Cis Dewaele a parlé des travailleurs de rue de Vlastrov. Il argumentait que l’offre contemporaine d’aide, de soin et de service crée l’exclusion sociale, non pas à cause de problèmes chez le client, mais à cause d’une offre inadaptée et rigide répondant à la complexité par la segmentation. Les gens se voient réduits à un nombre de problèmes, demandant chacun une solution à part. Les travailleurs de rue se vouent à la restitution du lien. Leurs priorités sont l’attention donnée et l’écoute de récits. Car le temps est plus important que la technique, soulignait Dewaele dans le titre de son intervention.

Marie-Alice Oosterlinck a témoigné de son travail en Institut Médico-Pédagogique avec un jeune en grande difficulté. Elle approche le jeune en question non pas comme un jeune ayant un ‘trouble des conduites’, mais comme un jeune vivant dans un monde déréglé et effrayant, confronté à un autre vécu toujours comme menaçant. Cette approche aide le jeune à trouver sa place dans le monde et face à l’autre, grâce à une invention particulière. C’est le type d’invention que Pascal Pernot avait appelé TCC, Trouvaille Clinique sur la Cause.

Urbain Wanten a témoigné de son travail dans le cadre d’un SPJ (Service de Protection Judiciaire), service qui doit mettre en pratique des mesures imposées par le tribunal de la jeunesse. Il a traité plus particulièrement de la problématique de l’aide contrainte pour souligner l’importance d’informer et d’impliquer les jeunes et adultes concernés à chaque étape.

Jean-Marie Bytebier a parlé de son travail dans l’enseignement artistique. Il souligne l’importance de l’archive personnelle de l’artiste. C’est dans ses propres expériences et traits que l’artiste trouve les ‘unités de mesures’ et les formats pour son travail, en non pas dans les catégories ou dans les tâches qu’il reçoit de l’extérieur.

Francesca Biagi-Chai a parlé du travail du psychiatre dans le cadre des expertises judiciaires. Elle a traité des effets de déshumanisation extrême de la nouvelle loi française en la matière, pour défendre le développement d’une clinique fine, restituant le sujet au-delà du criminel diagnostiqué comme ‘pervers narcissique’ – catégorie DSM qui semble inventée spécialement pour étiqueter les auteurs de crimes énigmatiques.

Enfin, Antoine Janvier et Benoit Toussaint nous ont présenté un nouveau projet pour enfants en difficulté, qui va démarrer au mois de septembre sous le nom de Pédagogie nomade.

Enfin

Le meeting fut un événement au sens fort du terme. Il ne s’agissait pas d’une succession de conférences académiques, n’engageant en rien ni orateurs ni public. Non, il s’y passait quelque chose. Il est bien possible que ce fût cela qui permit à tout le monde – public, orateurs et modérateurs – ‘de venir à bout de leur tâche’. Alexandre Stevens rappelait non sans ironie un des critères du trouble de l’attention. Oui, avec Lieven Jonckheere, il était venu au bout de sa tâche-marathon … même avec un petit retard.

Les absents ont eu tort. Ils ont raté quelque chose. Beaucoup des présents ont témoigné de la force qu’ils y avaient trouvée pour continuer. Un premier pas sera la publication de toutes les interventions annoncée pour septembre.



[1] Lors d’un entretien avec une délégation des associations initiatrices, le Ministre de la Santé, Madame Onkelinx, a expliqué que la recherche en question n’a pas été initiée à la demande du ministère, mais qu’il s’agit d’une initiative propre du Conseil Supérieur de la Santé.

[2] Les sciences nomothétiques cherchent à établir des lois générales pour des phénomènes susceptibles de se reproduire. On y retrouve la physique et la biologie, mais également des sciences humaines ou sociales comme l'économie, la psychologie ou même la sociologie.

Les sciences idiographiques s'occupent au contraire du singulier, de l'unique, du non récurrent. L'exemple de l'histoire montre qu'il n'est pas absurde de considérer que le singulier peut être justiciable d'une approche scientifique.

[3] En France, le dit rapport-INSERM a inspiré le projet d’observer et d’examiner des enfants à partir de l’âge de trois ans. Ce projet a donné lieu à une tempête de protestations et à l’établissement du collectif Pas de O de conduite, qui a rassemblé 200.000 signatures ! Aux Pays-Bas, un rapport comparable a à peine retenu l’attention et n’a pas rencontré d’opposition du tout.
L’INSERM (Institut National de la Santé et de la Recherche en Médecine) est le pendant français du Conseil Supérieur de la Santé en Belgique.

[4] Attaque préemptive : action directe sur base de preuve que l’ennemi est sur le point d’attaquer (www.nato.int)