Le 14 juin se tiendra au Palais des Beaux-Arts à Bruxelles, à l’appel de certaines associations regroupant les dits praticiens de l’écoute, un meeting contre la bio-domestication de l’humain. Sans pouvoir participer directement à cette manifestation, il nous semble néanmoins opportun de rappeler ce que signifie que les praticiens de la dite santé mentale doivent organiser un tel événement pour faire entendre leur inquiétude. Depuis quelques années, nous assistons au passage subrepticement organisé mais de plus en plus évident, d’une pratique psy-médico-sociale centrée sur le malaise du sujet à une pratique gestionnaire centrée sur le contrôle de ses actes, conduites et comportements.
L’exemple des troubles de la conduite de l’enfant est à cet égard éloquent : nous assistons en effet à une montée en épingle des symptômes tels que l’hyperactivité, la turbulence, voire la violence chez les jeunes enfants et cela parfois même avant l’âge de trois ans. En France une recherche de l’Inserm, organe national d’expertise et de recherche, a ainsi été effectuée et la publication de ses résultats a entraîné une pétition largement signée sous le nom de « Pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans ! ». Depuis, cette recherche a été désavouée par le ministre de la santé de l’époque et l’Inserm a reconnu sa partialité dans l’expertise.
Un tel avatar, s’il a pu cette fois être contenu, n’en est pas moins significatif d’un nouveau mode d’organisation de la santé mentale qui, loin d’être respectueux des personnes, en arrive plutôt à les considérer comme des ressources humaines qu’il s’agit de gérer au mieux selon les critères de l’entreprise, et cela avec l’appui de la technicité moderne. S’en suit une exigence de normalité de plus en plus grande pour faire face à ce qui semble être l’incapacité de nos sociétés d’encore faire que s’intériorise une norme.
Soulignons qu’un tel glissement implique et légitime un investissement nouveau de la part de l’Etat dans les territoires de l’intime sous le couvert d’une politique progressiste de prévention en santé mentale. Dans un tel dispositif, la logique sécuritaire de l’expertise généralisée des actes et des conduites s’accorde parfaitement avec la logique gestionnaire du corps social. Afin de protéger la société, il faut mettre en place des dispositifs sécuritaires de prévention et de gestion des risques. Pour cela, l’expertise utilise l’évaluation comptable, quantitative, et recommande les « bonnes pratiques » qu’elle peut alors encadrer. Chaque professionnel de la santé est alors prié de se transformer en agent de surveillance d’un hygiénisme du bien-être via la médicalisation de l’existence. Voilà pourquoi le symptôme dont un sujet peut souffrir devient alors un trouble du comportement qu’il s’agit désormais de réguler et de contrôler. Le résultat est simple : la disparition du sujet.Ceux qu’on appelle aujourd’hui les praticiens de la santé mentale - dénomination qui devrait déjà être questionnée, car qu’est ce que la santé mentale si, par ce terme, on veut désigner autre chose qu’une normalité débarrassée de toute anomalie ? - ne peuvent dès lors qu’être inquiets. De plus en plus confrontés aux effets d’une société qui ne se gouverne plus que comme une entreprise, ils se voient dans le même mouvement confiés à éponger les souffrances que cette stratégie purement gestionnaire engendre et conviés à réguler leurs interventions à l’instar des pratiques managériales. De plus, lorsqu’ils se mettent à relever ce paradoxe, voire à mettre en évidence le conflit d’intérêts que cette évaluation engendre, ils se voient purement et simplement niés dans la pertinence de leurs propos, puisque ceux-ci ne relèvent pas du discours ambiant de la dite entreprise et de sa novlangue néolibérale.
Jusqu’où faudra-t-il aller pour faire entendre que l’ensemble des praticiens de la relation et de la parole ne constitue pas le Département des Ressources Humaines de l’entreprise Société. Mais qu’en revanche, à y prêter un peu d’attention, il est plutôt, comme le disait le psychanalyste Jacques Lacan, le poumon artificiel grâce à quoi on essaye d’assurer ce qu’il faut trouver de jouissance dans le parler pour que l’histoire continue. Car effectivement, ce dont les autorités politiques devraient prendre la mesure, c’est qu’à force d’exiger des praticiens de l’écoute qu’ils se transforment en chiens de garde de l’évaluation, voire de leur auto-évaluation, à force de les contraindre à faire entrer leurs compétences dans des fiches techniques, à force de les soumettre à répondre aux enquêtes de satisfaction des usagers, à force de les faire entrer dans la tâche de remplir les questionnaires, à force de multiplier les actes qui permettent aux statisticiens de statuer sur la légitimité de leur travail, à force de les faire contrôler par des personnes qui parfois ne pensent plus qu’en chiffres comptables, à force de les inciter à homogénéiser leurs pratiques, à force de les identifier comme chargés de la gestion des conflits ou du contrôle des affects violents, en un mot comme en cent, à force de nier l’enjeu de ce qui se passe, ces autorités politiques organisent la destruction systématique de ce qui reste d’espaces verts qui permettent de respirer. Simplement parce qu’il ne restera bientôt plus de temps, ni d’espace, ni surtout de désir, pour que d’aucuns assument cette fonction, tant ils seront astreints à des tâches de contrôle et de gestion.
Ce sont ces exigences qui inquiètent les gens de terrain, car elles rendent à ceux-ci la tâche impossible. Or, ils voient de jour en jour se conjoindre l’augmentation des appels qui leur sont adressés et celle des contraintes qui leur sont infligées. C’est pourtant quand ils tiennent leur place - et leur écoute - qu’ils donnent leur dignité de sujet à ceux qui sont en difficulté.
A cet égard, l’exemple de l’enfant hyperkinétique (hyperactif) atteint d’un déficit attentionnel est des plus parlant. Ce symptôme en nette augmentation est classé dans les troubles de la conduite dans la classification du DSM IV, ce grand organigramme de diagnostic en psychiatrie. A un tel trouble, supposé biologique, existerait un remède : une substance chimique psychostimulante commercialisée chez nous sous le nom de Rilatine. Le schéma de traitement est donc tout tracé et l’ordinateur pourra même bientôt se substituer au médecin pour assurer la prescription.
L’hyperactivité de l’enfant ne dérange que quand celui-ci n’arrive pas à faire attention, à se concentrer pour l’apprentissage. C’est donc souvent au sein de son milieu scolaire que l’enfant sera repéré et désigné d’hyperkinétique. Les parents seront convoqués et invités à consulter un neuropédiatre ou un pédopsychiatre. L’enfant sera alors le plus souvent “médiqué” et, grâce au produit, réintégré dans la classe. Apparemment, quoi de plus justifié ? Au point même qu’au Mexique, faute de médecins scolaires en nombre suffisant, ce sont les instituteurs qui aujourd’hui distribuent la médication !
Mais demandons-nous quand même quelle vérité, derrière ce symptôme ? Que veut-il signifier dans la relation de l’enfant avec ses proches, dans l’élaboration de ses pulsions ? Qu’est ce qui fait ne plus tenir en place cet enfant ? Serait-ce de ne plus pouvoir être assigné sans danger à la sienne ? Quelle influence a sur l’attention de l’enfant le zapping à tout va qu’autorise l’usage de la télévision aujourd’hui, et cela dès le plus jeune âge1 ? A vouloir transformer le symptôme en trouble de la conduite, on fait de la souffrance une menace, et de la surdité à celle-ci un remède !
L’exemple du syndrome hyperkinétique ne montre-t-il pas que l’approche neurobiologique, si elle évacue la dimension de la vérité, ne relève pas d’un progrès dans l’approche du soin et de la thérapeutique, mais bien plutôt d’une remise en ordre par ceux qui voudraient que gouverner, éduquer et guérir soient des tâches enfin efficaces et donc désormais débarrassées de l’impossible qui pourtant les caractérise : pas de gouvernement qui nous rende tous heureux, pas d’éducation qui produise l’enfant qu’elle souhaite, pas de médecine qui triomphe de la mort.
C’est parce qu’aujourd’hui, les praticiens de l’écoute voient qu’il n’est plus fait de place à ces vérités qu’ils sont inquiets. Ils ne veulent pas de la mise en œuvre d’une telle bio-psycho-politique qui prendrait des décisions au nom d’une soi-disant norme « naturelle ». Ils revendiquent que l’espace humain est d’abord celui où une parole est possible, celui où on est à l’écoute des sujets qui pensent, souffrent, parlent, même s’ils n’y arrivent pas.
Ils veulent, comme le dit René Char, un espace d’inattendus et de métamorphoses dont il faut défendre l’accès et assurer le maintien. Ils veulent qu’on n’empêche pas la vérité de sortir de la bouche des enfants !
Dr Sylvain Gross et Dr Jean-Pierre Lebrun.
Pour le bureau du groupe POPP (psychiatres d’orientation psychodynamique et psychanalytique)
1 CF à ce propos la dernière publication de la Coordination de l’aide aux victimes de maltraitance, Yapaka.be, Serge Tisseron, Les dangers de la télé pour les bébés. (Publication qui peut être obtenue en s’adressant à yapaka@yapaka.be)